Nadja Auermann, portrait, 1997
Les quelques milligrammes de mélanine qui déterminent la couleur de la peau sont à l'origine d'immenses formes d'exclusion.
De fait la couleur, point névralgique de l'articulation entre le biologique et le culturel, est une donnée difficile à manier. D'ailleurs les historiens de l'art l'ont pru- demment laissée de côté, au profit des formes.
Couleur de peau, couleur du vêtement (cette seconde peau) la couleur n'est pas censée se déposer en surface mais teindre à « cœur ». Manifester l'être intime du sujet qui s'en pare.
LA PEAU : une machine constitutive de l’identité ?
MÉMOIRES - CHORT Manon
On peut dire que l’individu n’existe que parce qu’il est en relation. La peau est l’enveloppe qui tout à la fois le contient et lui permet d’entrer en contact avec l’extérieur. Elle est un récepteur et un transmetteur d’informations sensorielles nécessaire aux régulations internes (thermiques, motrices...) du corps en interaction avec l’environnement.
De nature biologique ou psychique, le concept de peau peut être pensé comme une interface articulant deux systèmes entre eux par exemple l’homme et la réalité extérieure et organisant leurs échanges. C’est par la peau que l’individu entretient une relation avec ce qui l’entoure et régule continuellement ces échanges.La peau est le seul sens à recouvrir tout le corps, elle même contient plusieurs sens distincts (chaleur, douleur, contact, pression...) dont la proximité physique entraîne la contiguïté mentale. En ce sens elle joue un rôle primordial dans le développement psychique de l’homme, la naissance de la pensée et de la conscience de soi.
Comme Freud le signale, le toucher est le seul des cinq sens externes à posséder une structure réflexive : l’enfant qui touche du doigt les parties de son corps expérimente les deux sensations complémentaires d’être un morceau de peau qui touche, en même temps que d’être un morceau de peau qui est touché.C’est donc sur le modèle de la réflexivité tactile que se construit la réflexivité de la pensée. A travers l’expérience de sa peau, l’homme peut faire l’expérience de son unité, de sa consistance et de sa continuité d’être. L’identité y est contenue et séparée de l’extérieur environnant.
Tout comme la peau est l’enveloppe du corps, la conscience tend à envelopper l’appareil psychique. Toute fonction psychique se développe par étayage sur une fonction corporelle dont elle transpose le fonctionnement sur le plan mental. En psychologie clinique le concept du moi-Peau est pensé comme un élément nécessaire au bon développement du fonctionnement psychique de l’homme. Il assure le maintien de l’unité de la pensée, de la conscience de soi et permet les échanges avec l’extérieur (les autres et la réalité externe).
Pour le psychanalyste que je suis, écrit D. Anzieu (Cf. D. Anzieu, Le moi Peau, Dunod 1985), la peau a une importance capitale : elle fournit à l’appareil psychique les représentations constitutives du moi et de ses principales fonctions. Il assigne, dans son article de 1974 sur le moi-peau, trois fonctions à celui-ci : une fonction d’enveloppe contenante et unifiante du soi, une fonction de barrière protectrice du psychisme, une fonction de filtre des échanges et d’inscription des premières traces, fonction qui rend possible la représentation.
Les défaillances développementales de la constitution du moi-Peau peuvent provoquer des troubles mentaux de dissociation de la pensée, d’angoisse d’intrusion (l’extérieur peut venir m’envahir puisqu’il n’y a pas de limites stables entre moi et le monde...). Ces troubles des fonctions de contenance, de pare-excitation des stimuli extérieurs sont des facteurs décisifs dans l’apparition de fonctionnements mentaux pathologiques (schizophrénie, paranoïa..).
La notion de moi-peau chez Didier Anzieu se développe ainsi : l’enfant acquiert la perception de la peau comme surface à l’occasion des expériences de contact de son corps avec le corps de la mère et dans le cadre d’une relation sécurisante d’attachement avec elle. Il parvient ainsi non seulement à la notion d’une limite entre l’extérieur et l’intérieur mais aussi à la confiance nécessaire à la maîtrise progressive des orifices. Le moi-peau évoque à la fois le sens du toucher, mais aussi le mouvement actif qui met en contact le sujet avec une partie de lui-même aussi bien qu’avec l’autre.
Le moi serait alors comme une métaphore de la peau. La peau serait le support du développement de la pensée, car elle est le lieu d’inscription de l’expérience existentielle.
Elle est aussi le lieu d’articulation entre soi et l’autre, entre l’intérieur et l’extérieur, entre le moi et le monde. Elle comporte deux faces, une tournée vers l’intérieur qui délimite le contour du corps et contient l’unité et l’intégrité de l’identité et une face tournée vers l’extérieur, lieu de confrontation à la réalité, à l’altérité.
Cette interface remplit plusieurs fonctions : contenance, pare-excitation (filtre des stimuli externes, modulation de la sensibilité sensorielle), individuation de soi, inter-sensorialité, soutien de l’excitation sexuelle, inscription des expériences tactiles.L’instauration du moi-peau répond au besoin d’une enveloppe narcissique et assure à l’appareil psychique la certitude et la constance d’un bien- être de base.
En ce sens on peut rapprocher la peau du concept de machine en tant qu’articulateur et opérateur de processus. Elle est la base de la mise en représentation du monde et donc de la pensée.
D.Anzieu écrit à ce sujet que les échanges tactiles primaires signifiants avec la mère préparent l’accès des humains au langage et aux autres codes sémiotiques. Le langage pourrait peut être alors être considéré comme une autre peau dans lequel l’homme enveloppe les choses du réel pour mieux les saisir et les comprendre. On peut être alors amené à penser que de la même manière, les constructions narratives sont des machines à penser, à donner sens à l’expérience existentielle de l’homme.
La peau est donc un élément organique qui permet à de nombreux processus humains de se développer (au niveau biologique, sensoriel, psychique, représentatif, symbolique...).
Nadja Auermann, panthères noires, 1997
© Seb Janiak